À Toulouse, on les voit souvent jongler près de la Médiathèque ou de Balma aux feux rouges des carrefours. Le Journal Toulousain est allé à leur rencontre pour savoir s’ils parvenaient à vivre de leur art.
©Kevin FiguierPar Enri Ramousset
Aux carrefours des boulevards Pierre Semard et Marengo, le feu passe au rouge.
Les voitures qui dévalent la pente de Jolimont s’arrêtent en rang, par deux. Face à elles, un piéton pas comme les autres s’immobilise au milieu du passage clouté. Chapeau rond noir, tricot de peau à motifs, collier africain, Ernesto Suarez lève sa main gauche, jette quelques œillades et siffle un long coup pour attirer l’attention. D’un geste rapide du poignet, il fait tourner un vieux ballon de foot sur son doigt avant de le placer délicatement en équilibre sur sa tête. Une, deux, trois. Les massues qu’il avait calées entre ses genoux sautent d’un coup dans les airs en une ronde endiablée. Au premier rang, un automobiliste applaudit dans son habitacle. Quarante secondes sont passées. Le jongleur propulse une massue plus haut que les autres, la rattrape avec habileté et se penche en avant pour saluer son public. Il passe ensuite rapidement entre les voitures pour collecter les quelques pièces gagnées à la sueur de son numéro. Il se dépêche car déjà le feu vient de verdir. Une odeur de moteur envahit la route. Le public embraye, accélère et s’évanouit dans la ville. Pour Ernesto, le répit est de courte durée : juste à côté, un autre feu vient de passer au rouge.
Né au Venezuela, Ernesto Leonardo Suarez a appris la jongle à Cuba. Après avoir vadrouillé en Amérique latine, il a atterri en Guyane et de là, gagné la métropole. Attiré il y a 4 ans par la réputation de Toulouse en matière de cirque, il y vit de son art au sein de la compagnie X Circus. Comme ce samedi midi, il vient régulièrement au feu rouge pour arrondir ses fins de mois. Après avoir répété sa routine de 40 secondes des dizaines de fois pendant deux heures, Ernesto Suarez a gagné un peu plus de 15 euros. «C’est mieux que le Smic (sans compter l’assurance chômage, ndlr) mais les gens donnent moins qu’avant», soupire-t-il. Au même carrefour, Ferdinand Coq estime gagner 25 euros par heure en moyenne. Le jongleur toulousain de 21 ans a travaillé la première fois à un feu rouge à l’âge de 16 ans. « Ce n’est pas un plaisir d’être au milieu des pots d’échappement, mais c’est un des métiers les mieux payés que je connaisse », reconnaît-il. Acrobate, Juliette Frenillot peut quant à elle réunir 35 euros par heure avec un partenaire ou 50 euros, quand elle est seule.
La première fois, il faut vraiment être dans la merde pour venir. Mais après on y trouve son compte.
L’an dernier, avant qu’elle ne réussisse le concours de l’école de cirque du Lido, le feu rouge était même devenu son revenu principal. «Je venais trois fois par semaine et une fois le week-end et je n’ai vécu que de ça », raconte la Bourguignonne de 20 ans. « La première fois, il faut vraiment être dans la merde pour venir, mais après on y trouve son compte. Cela permet de s’entraîner, de gagner de l’argent et de faire sourire les gens. » Les réactions positives des spectateurs, une vraie récompense pour ces jeunes artistes. « C’est une richesse que l’on reçoit. Cela me fait très plaisir quand quelqu’un ouvre sa fenêtre juste pour remercier », apprécie Ferdinand Coq, qui espère entrer au Lido l’an prochain.
Qu’il pleuve ou qu’il vente, les trois circassiens vivent régulièrement de leur art aux carrefours. Seul le soleil estival les force à s’arrêterquand il éblouit les jongleurs et épuise les acrobates. Jamais dérangés par des policiers indifférents, Ernesto, Juliette et Ferdinand n’ont qu’un problème en réalité : la cohabitation avec les personnes qui font la manche. « Ils sont agressifs et nous empêchent de travailler », peste Ernesto Suarez. Même constat désabusé de Juliette qui n’arrive pas à leur en vouloir. « Parfois, ils passent entre les voitures à notre place. C’est compliqué de leur en vouloir car ils sont pauvres, mais on pourrait s’arranger. » Pragmatique, Ferdinand a tout simplement décidé de « louer le feu. Je leur donne cinq euros quand j’arrive. Je gagne plus en deux heures de jongle qu’eux en une journée.» Sous le regard d’une femme avec qui la cohabitation s’est pour le coup bien passée ce samedi midi, Ernesto réfléchit à la solution. «Pourquoi leur donner de l’argent ? Je propose un spectacle aux automobilistes, moi », tranche-t-il, pas convaincu, avant de rejouer sa routine une dernière fois face à la médiathèque et récolter quelques pièces et des sourires.
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