Sorti en 2018, le livre “Happycratie”, écrit par Eva Illouz et Edgar Cabanas (aux Editions Premier parallèle), rend la tyrannie du bonheur et le fol engouement pour le développement personnel responsables de la morosité ambiante.
Et si la quête absolue du bonheur était une source encore plus profonde d’angoisse et de morosité ? La sociologue franco-israélienne Eva Illouz a théorisé cet effet ressenti par de nombreux adolescents déprimés par les vies idéalisées qu’ils ont en permanence sous leurs yeux sur les réseaux sociaux. En 2018, elle publiait “Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le bonheur sur nos vies” (Editions Premier parallèle), coécrit avec le docteur en psychologie Edgar Cabanas. Un ouvrage qui a fait grand bruit puisqu’il est la première critique sociologique d’envergure de l’idéologie florissante du développement personnel.
A l’heure où les invitations à l’épanouissement et à devenir “une meilleure version de soi-même” envahissent en effet les écrans et les rayons des librairies, les deux chercheurs alertent sur les méfaits de cette industrie, loin d’être innocente. Et évoquent même une tyrannie du bonheur et de l’optimisme. « Poursuivre le bonheur, c’est avant tout, aujourd’hui, contribuer à la consolidation de ce concept en tant que marché très juteux et mode de vie envahissant et mutilant », écrivent-ils.
Bien entendu, les deux auteurs ne s’opposent pas au bonheur en soi, mais à sa vision réduite, marquée du sceau de l’individualisme. Ou comment cette quête nombriliste détournerait la société du collectif et de l’intérêt commun. « Ce n’est pas seulement que l’individu se détourne ainsi de toute préoccupation liée à la vie de la cité et au politique au profit de considérations purement narcissiques : dans la mesure où les individus se convainquent que leur destin est une simple affaire d’effort personnel et de résilience, c’est la construction collective même d’un changement sociopolitique qui se trouve hypothéquée ou du moins sérieusement limitée », analysent ainsi Eva Illouz et Edgar Cabanas.
Le livre va encore plus loin. Il dissèque la manière dont le développement personnel et la psychologie positive fonctionnent comme des instruments de domination écrasants. Dans la mesure où le bonheur est érigé comme un objectif atteignable grâce à des outils et à un travail sur soi, le malheur et la pauvreté seraient des échecs dont l’individu est entièrement responsable, selon les auteurs. Un phénomène de “privatisation de la souffrance” qui évacue les facteurs sociaux ainsi que “la dimension tragique propre à chaque vie humaine”. Soit le “rêve du néolibéralisme”, soulignent-ils, car dans cette logique de développement personnel, c’est désormais à l’individu d’assurer son propre bonheur, en lieu et place de la société.
Parmi les dégâts collatéraux provoqués par cette surenchère, l'”happycratie” génère ce que les auteurs nomment des “happycondriaques” : « des consommateurs persuadés que la manière de vivre normale, et la plus fonctionnelle, consiste à scruter son moi, à se soucier en permanence de corriger ses défauts psychologiques pour toujours mieux se transformer et s’améliorer ». Donc des citoyens toujours frustrés de n’être jamais assez heureux.
Commentaires
Claire le 03/10/2024 à 11:43
Merci pour cet article ô combien aidant. Je suis moi-même enrôlée dans ce syndrome happycratique et j'ai eu une prise de conscience ce matin :" cela me rend malheureuse de ne jamais me foutre ma paix."