Il y a un monde entre tenir la porte ร une dame et la contraindre ร un rapport sexuel. Pourtant le concept sociologique de ”culture du viol” nous rรฉvรจle comment des comportements sexistes, mรชme ordinaires, entretiennent un climat propice ร la multiplication et la lรฉgitimation des agressions sexuelles. Laura Carpentier-Goffre, sociologue et fondatrice des Culottรฉes du bocal nous explique en quoi certaines petites blagues au travail sont loin d’รชtre anodines.
Pouvez-vous nous prรฉsenter ce que l’on appelle la ”culture du viol”ย ?
Laura Carpentier-Goffre. La ”culture du viol” est un concept qui naรฎt aux รtats-Unis, ร la fin des annรฉes 60. Il dรฉcoule de la brutale prise de conscience de la banalitรฉ statistique des violences sexuelles. Sur le plan sociologique, la ”culture du viol” est d’abord dรฉfinie comme un ensemble de normes, de valeurs et de croyances partagรฉes dans une sociรฉtรฉ donnรฉe qui contribue ร encourager les violences sexuelles.
Par ailleurs, ce terme dรฉcrit รฉgalement des cultures oรน ces violences sont minimisรฉes tant sur le plan juridique que social. Notamment en s’appuyant sur ce qui a รฉtรฉ dรฉcrit comme le mythe du ”vrai viol” (concept dรฉfini par Noรฉmie Renard). L’idรฉe reรงue qu’un viol est un acte de dรฉviance rare – une agression violente d’une femme par un homme, avec pรฉnรฉtration, dans un espace public – perpรฉtrรฉ par un psychopathe. Un monstre qui est alors relรฉguรฉ dans un champ hors de la sociรฉtรฉ. Alors que, statistiquement, une femme est plus en sรฉcuritรฉ de nuit dans un parking souterrain que chez elle, en pyjama pilou-pilou, avec un homme qu’elle connaรฎt. Or, cette croyance renforce la conception d’un passage ร l’acte sans lien avec le contexte social, comme si c’รฉtait un acte aussi inexplicable quโinรฉluctable.
Mais, face ร l’ampleur statistique du phรฉnomรจne, ces reprรฉsentations ne tiennent plus et le viol s’inscrit alors nรฉcessairement dans un systรจme, un ensemble de normes transversalesย : une culture. Le viol est alors compris comme l’extrรฉmitรฉ d’un continuum de sexisme et de domination sexuelle normalisรฉe. De la mรชme maniรจre que les fรฉminicides sont l’aboutissement d’un continuum de terreur envers les femmes. Il faut comprendre, que c’est le plaisir de dominer plus qu’une excitation sexuelle irrรฉpressible qui motive le passage ร l’acte.
ยซ Statistiquement, une femme est plus en sรฉcuritรฉ de nuit dans un parking souterrain que chez elle, en pyjama pilou-pilou, avec un homme qu’elle connaรฎt ยป
Quel est l’apport de ce conceptย ?
L. C-G. Ce renversement de reprรฉsentation offre un nouvel รฉclairage et permet de basculer d’une vision du viol pathologique et ”anormal”, inhรฉrent ร une nature masculine aux pulsions incontrรดlables, au viol statistiquement banal et fruit d’une culture particuliรจre, dans une รฉpoque et un lieu donnรฉ.
En effet, mรชme si aucune sociรฉtรฉ n’en est totalement exempte, les cultures sont plus ou moins enclines ร la multiplication des agressions sexuelles. Et les รฉtudes dรฉmontrent que l’augmentation de ces derniรจres est systรฉmatiquement liรฉe ร des logiques d’appropriation culturelle du corps des femme ainsi qu’ร une plus forte prรฉgnance du mythe du ”vrai viol”.
De mรชme, le lien entre ”culture du viol” et sociรฉtรฉs patriarcales est avรฉrรฉe. Et au contraire, dans les sociรฉtรฉ ou le pรจre biologique n’exerce pas d’autoritรฉ parentale, par exemple, nous observons une dรฉcorrรฉlation entre les rapports sexuels et le pouvoir. Pour l’enfant, l’homme qui a eu un rapport sexuel avec sa mรจre n’a aucune autoritรฉ. Le pรฉnis perd alors sa dimension d’outil de domination et d’arme de guerre.
Quelles sont les racines de cette cultureย ?
L. C-G. Ces liens qui constituent la domination masculine sexuelle sont parfois trรจs sรฉdimentรฉs, jusque dans notre langage. รtymologiquement, vagin veut dire fourreau. C’est l’รฉtui dans lequel le guerrier range son arme. Or, il y a une articulation indรฉniable entre les discours, les reprรฉsentations et les pratiques.
ยซย Nous sommes plus enclins a blรขmer les victimes de viol aprรจs avoir รฉtรฉ exposรฉ ร une blague sexisteย ยป
Et qu’elle est la place de la ”culture du viol” dans ce que l’on nomme la cultureย ?
L. C-G. En รฉrotisant le viol et en entretenant ses diffรฉrents mythes, la fiction joue รฉvidemment un rรดle trรจs important. De la Belle et la bรชte ร Star Wars, les exemples de rรฉcits qui entretiennent les archรฉtypes de la brute รฉpaisse incapable de se contrรดler et de la femme rรฉticente, victime du syndrome de Stockholm et qui aime bien รชtre forcรฉe, sont innombrables. De mรชme que les ”baiser ta gueule” oรน l’homme fait taire et apaise une femme en l’embrassant. Toutes ces reprรฉsentations normalisent ces actes. ร cela s’ajoute la reprรฉsentation du corps de la femme qui est rรฉguliรจrement chosifiรฉ et dรฉmembrรฉ. Ainsi, il est frรฉquent de filmer ou reprรฉsenter des parties de l’anatomie de la femme sans montrer son visage. Une perspective qui est beaucoup plus rare face au corps masculin.
Y a-t-il une diffรฉrence entre l’humour et la culture du violย ?
L. C-G. En sociologie, la culture est conรงue comme une toile de sens oรน rien n’est indissociable. Et l’humour en fait partie. Ainsi, on pourrait รชtre tentรฉs de croire que le viol et une blague sur le viol sont deux choses trรจs diffรฉrentes. Mais de nombreux travaux de sociologie et d’anthropologie prouvent que ce n’est pas le cas. Il est dรฉmontrรฉ que les adeptes de l’humour sexiste, mรชme bienveillant, manifestent gรฉnรฉralement un degrรฉ de sexisme hostile supรฉrieur ร la moyenne et sont plus susceptibles de faire preuve d’agressivitรฉ envers les femmes. Derriรจre le sexisme bienveillant se cache toujours un sexisme hostile. Et cela va mรชme plus loin. Des expรฉriences de psychologie sociale ont mis en รฉvidence le fait que nous sommes plus enclins ร adhรฉrer, mรชme inconsciemment, auย mythe du ”vrai viol” (blรขme de la victime et justification de l’agresseur) peu de temps aprรจs avoir รฉtรฉ exposรฉs ร des blagues sexistes.
ยซย La galanterie est souvent utilisรฉe comme un piรจgeย ยป
Et la galanterieย ?
L. C-G. Comme l’humour, la galanterie fait partie de cette toile de sens. C’est une forme de sexisme que l’on pourrait qualifier de bienveillant mais qui renforce l’idรฉe qu’il y aurait une frontiรจre nette et infranchissable entre l’homme et la femme. Or, quand on diffรฉrencie deux groupes, on produit toujours des oppositions et une hiรฉrarchie. Par ailleurs, la galanterie va trรจs souvent รชtre utilisรฉe comme un piรจge. Quand on offre un verre, un repas ou un service, derriรจre, il y a en gรฉnรฉral une dette ร payer. Et les avances deviennent plus difficiles ร refuser. D’ailleurs, quand une femme refuse un geste de galanterie ou une bise, elle s’expose ร des insultes et de la violence. C’est quand on refuse la galanterie que la culture du viol se rรฉvรจle.
Quel impact dans le monde du travailย ?
L. C-G. Il faut faire attention aux marques de sexisme, mรชme bienveillant ou mises sur le compte de l’humour. En plus d’avoir un impact statistique sur la propension au viol, l’exposition quotidienne et la tolรฉrance ร l’humour sexiste contribue ร crรฉer un climat d’impunitรฉ pour l’agresseur et a imposer le silence aux victimes par un effet dissuasif. Seule la rรฉaction de l’entourage peut modรฉrer ces phรฉnomรจnes. Par ailleurs, de nombreuses remarques en apparence anodines entretiennent la culture du viol. La domination masculine s’accompagne tellement frรฉquemment d’une dimension sexuelle, que mรชme l’intelligence des femmes, ou des choses aussi triviales que porter des lunettes, peuvent รชtre rรฉduites ร leur caractรจre excitant ou ร leur connotation sexuelle.
Les stagiaires sont-elles plus exposรฉesย ?
L. C-G. Les deux principaux facteurs de vulnรฉrabilitรฉ aux agressions sexuelles sont le fait d’รชtre cรฉlibataire – une femme qui n’appartient pas ร un homme est sur le marchรฉ public et appartient ร tous – et d’รชtre contrat prรฉcaire. ร ce titre, les stagiaires fรฉminines sont particuliรจrement exposรฉes.
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