Alors que je scrute avec une attention soutenue le rictus de gargouille qui anime la face de Bill Callahan dans une des images rรฉcentes prises par Franck Alix pour sa sรฉrie en cours Itโs Alive, je mโรฉtonne de lโimprobable figure que dessinent ses traits et que la fixitรฉ de lโimage rend si รฉtrange, si inattendue, et dโune certaine maniรจre si inenvisageable ? Je reconnais pourtant lร le chanteur que jโaime tant. Cโest bien lui que je voyais sur scรจne encore rรฉcemment, et je me souviens dโavoir รฉtรฉ frappรฉ par les contorsions faciales auxquelles lโoblige son chant sobre et tendu. Mais devant cette image ร lโarrรชt que nโaccompagne nulle musique, je me demande : quโest-ce qui exactement mโapparaรฎt ? Photographier la musique est une opรฉration improbable, une contradiction dans les termes, la rencontre entre deux modes dโexpression irrรฉconciliables sโadressant ร deux facultรฉs distinctes. Lโun dรฉploie ses qualitรฉs รฉmotives dans le temps et sโadresse ร lโouรฏe, lโautre, intรฉgralement dรฉdiรฉ ร la vision, fait de la nรฉgation de la durรฉe la condition mรชme de son impact. Insoluble problรจme, qui semble plus propre au genre mรชme de la photographie de concert quโร la pratique spรฉcifique de Franck Alix. Il se pourrait pourtant que le photographe, lui-mรชme ancien membre dโun groupe, ait voulu afficher le paradoxe sur lequel se fonde sa tentative. En intitulant prรฉcisรฉment cette sรฉrie Itโs Alive ! (en rรฉfรฉrence ร un album culte des Ramones), il occulte pour la rendre dโautant plus sensible la puissance nรฉgative de son opรฉration pรฉtrifiante. Itโs Dead, aprรจs tout, conviendrait aussi bien, voire mieux. Mais cโest prรฉcisรฉment en donnant un des deux termes de la dialectique, que son pendant apparaรฎt. Car nโest-ce pas le suspens de cette opposition qui confรจre ร la photographie sa nature duelle ? Si lโon ne saurait minimiser la portรฉe lรฉtale de la photographie et sa dimension mรฉlancolique et endeuillรฉe, elle est รฉgalement un dรฉbordement de vie que rend sensible sa saisie dโรฉtats de corps dont le spectateur poursuit en imagination le mouvement : โagitation figรฉeโ, โexplosante-fixeโ. Le photographe de concert se trouve ainsi confrontรฉ ร une double contradiction qui est aussi sa chance : la musique est invisible et temporelle. Parce que sa perception est dโabord auditive, sa saisie visuelle instantanรฉe est une aberration. Mais les aberrations ne sont-elles pas prรฉcisรฉment ce qui rend les reprรฉsentations passionnantes ? Ne retiennent-elles pas plus lโattention que les normes ? Nโest-ce pas lorsque les choses ne sont plus exactement ร leur place que le monde nous apparaรฎt comme vรฉritablement dรฉsirable parce que transformable ? Photographier la musique live implique une pratique du dรฉcalage et de lโimprรฉvu. Certes, dans les situations de concert oรน Franck Alix les photographie, les corps et les visages des chanteurs et des groupes de rock se donnent en spectacle devant une audience rassemblรฉe. Mais si entendre de la musique jouรฉe sur scรจne, cโest prendre un plaisir qui sโรฉtale dans la durรฉe et oรน la vue nโest que le support de lโรฉcoute, casser cette รฉcoute en arrรชtant le temps comme le fait la photographie, cโest donner des corps chantants une reprรฉsentation qui a priori trahit leur action. Les protagonistes des images le savent bien. Pris dans lโexรฉcution des morceaux, les musiciens sur scรจne sโextรฉriorisent et sโoffrent totalement au regard, mais ils doivent รฉgalement sโoublier dans lโรฉcoute intรฉriorisรฉe de la mรฉlodie quโils jouent, et le chanteur est en mรชme en temps tout entier tournรฉ vers le public et absorbรฉ en lui-mรชme, concentrรฉ dans son application ร modeler son souffle pour faire entendre les mots et les notes rendus possibles par la colonne dโair qui traverse son corps.
De mรชme, si le corps ร corps avec les instruments est lโoccasion dโune multiplicitรฉ de postures, celles-ci sont avant tout contraintes par la nรฉcessitรฉ de produire le son souhaitรฉ. Cโest pourquoi toutes les expressions faciales arrรชtรฉes et les agitations corporelles gelรฉes que ces clichรฉs offrent ร mon examen attentif ne sont pas des poses qui ont รฉtรฉ prises pour lโappareil photographique selon les modalitรฉs traditionnelles du portrait. Mรชme si pourtant cโest ร ce genre, in fine, que ces images appartiennent. Et ce nโest sรปrement pas un hasard si une des musiques pour laquelle lโimprovisation joue un rรดle si important, le jazz, fut le lieu de tant de beaux portraits photographiques. Privรฉ de la musique, ne demeure des acteurs quโun rรฉpertoire de postures oรน se lisent des poses et des maniรจres dans lesquelles un geste peut aussi bien condenser leur sensibilitรฉ que se rigidifier en une fixation trop stรฉrรฉotypรฉe. Toute accentuation outranciรจre menace de rabattre le charme qui รฉmane des corps ร un misรฉrable catalogue dโattitudes empruntรฉes. Cโest ร ce dรฉfi que sโexpose chaque prise de vue et il faut saluer chez Franck Alix le soin de chercher des instants oรน quelque chose de lรฉgรจrement dรฉphasรฉ รฉchappe au modรจle et trahit sa fragilitรฉ. Ainsi, des indices de sa terrible dรฉrรฉliction transparaissent dans les traits fatiguรฉs de Dan Treacy, dont la carriรจre tรฉnรฉbreuse aura dรฉfinitivement fait mentir le nom du groupe quโil avait ironiquement choisi lorsquโil le forma ร lโorรฉe du mouvement punk : Tรฉlรฉvision Personnalitรฉs. Un รฉclair tragi-comique passe dans les yeux du lรฉgendaire Jonathan Richman alors que son corps de troubadour bouffon exรฉcute une de ces cรฉlรจbres et maladroites pantomimes. Vรชtu de son t-shirt chantant, Jeffrey Lewis, sourire aux lรจvres et guitare recouverte de stickers, fait passer dans un mouvement de bras toute son intelligence espiรจgle et sa vitalitรฉ allรจgre. Main vissรฉe sur sa casquette ornรฉe de son initiale et dont la visiรจre plonge ses yeux dans les tรฉnรจbres, Bonnie Prince Billy pousse entre ses dents un chant quโon devine animal. Sa tรชte est devenue bouche sans visage, ร lโinstar du sourire sans chat de Lewis Caroll. Si lโon peut voir ces photographies sans se soucier des modรจles, chacun pourra aussi chercher dans ses images celles qui lui montrent ses groupes et ses chanteurs prรฉfรฉrรฉs. Difficile alors de regarder ce travail sans favoriser par moment les figures qui le peuplent sur le photographe qui les prend. Modestie de lโexercice oรน lโauteur sโefface humblement et avec hospitalitรฉ derriรจre ses invitรฉs, en leur offrant ses cadres spatio-temporels comme autant de demeures provisoires et permanentes. ร ce point le travail de lโartiste retrouve lโanonymat des tous ceux qui participent ร lโexistence collective et communautaire de cette subculture quโest le rock indรฉpendant, issu de la filiation du mouvement punk. Car nโen dรฉplaise ร la culture de masse, cโest aux quatre coins des villes et des pays, dans les lieux indรฉpendants, les bars et les espaces alternatifs, loin des stades et des sunlights tรฉlรฉvisรฉs, que se dรฉroule lโhistoire du rock et que se fabrique son anti-monument. Cette sรฉrie de Franck Alix est une piรจce singuliรจre dans cet รฉdifice labyrinthique et polychrome.
Paul Sztulman
Exposition au bar “Le poรชle de la bรชte” 56 rue d’Aubuisson, ร Toulouse jusqu’au 30 octobre.
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