AU BOUT DU MONDE. Khamsouk a รฉtรฉ moine bouddhiste pendant dix ans dans un monastรจre de Luang Prabang, l’ancienne capitale royale du Laos. Rencontres et รฉvรฉnements dramatiques ont dรฉviรฉ le cours de sa vie. Il guide maintenant les voyageurs ร travers le ยซ pays au million d’รฉlรฉphants ยป. – Par Romain Eliot
J’ai rencontrรฉ Khamsouk ร Luang Prabang, la ville aux Mille Pagodes. C’รฉtait hier soir, et je ne suis pas prรจs de l’oublier. Khamsouk est plutรดt grand, et brun. Khamsouk est beau et souriant. Sa peau est cuivrรฉe, il est รฉlรฉgant. Il a cette curieuse faรงon de rire presque en continu et discrรจtement. Ici, tout Laotien bouddhiste est censรฉ devenir ยซ khรนubaa ยป, moine, pendant quelques mois au moins. C’est une faรงon d’acquรฉrir des mรฉrites, utiles dans les vies futures. Le but est de passer de la condition d’homme brut ร celle d’homme sage. On dit aussi qu’avoir passรฉ un certain temps dans un monastรจre bouddhiste et avoir suivi les enseignements d’un maรฎtre donne beaucoup de succรจs auprรจs des filles… Seulement 5% des moines le restent toute leur vie. Khamsouk, lui, est devenu moine dรจs lโรขge de 12 ans, dans le Wat Xieng Muan, l’un des 35 monastรจres bouddhistes du centre de Luang Prabang. Il ne se souvient mรชme plus des circonstances de son entrรฉe au monastรจre, tant la dรฉmarche est naturelle dans ce pays d’รฉducation bouddhiste. Il y est restรฉ pendant dix ans.
La vie au monastรจre
Lorsqu’on est moine, on se lรจve tรดt, ร 4 heures du matin. On prie beaucoup, deux fois par jour. On mange peu, deux fois par jour. On recueille les offrandes le matin, lors de la cรฉrรฉmonie Tak Bart, qui a lieu dans les rues de Luang Prabang autour de six heures. Et on s’acquitte des tรขches quotidiennes, comme le mรฉnage. On suit deux enseignements parallรจles : celui de son maรฎtre pour le bouddhisme, et une instruction plus gรฉnรฉrale, autour de la gรฉographie, l’histoire, les langues, etc. On suit aussi l’apprentissage de la mรฉditation.
Khamsouk a รฉtรฉ รฉtudiant dans ce monastรจre pendant six ans, puis est devenu ร son tour enseignant pendant quatre ans. Pendant ces annรฉes, il a aussi consacrรฉ une partie de son temps libre ร apprendre lโanglais, seul. Il me raconte : ยซ J’avais lโhabitude dโรฉcrire sur un tableau noir pour mโentrainer. Un jour, j’ai รฉcrit : ‘Plus tard, je serai guide touristique’ ยป.
Cโest exactement le jour quโavait choisi Claude Vincent pour rendre visite ร son vieil ami, le Maรฎtre de Khamsouk.
La rencontre
Claude Vincent est un Franรงais amoureux du Laos. Il a montรฉ une agence de voyages dans les annรฉes 80. En voyant le mot รฉcrit par Khamsouk sur le tableau, il lui fait une proposition : ยซ Tu veux devenir guide ? Viens avec moi ร Vientiane, je tโapprendrai. ยป Khamsouk refuse. Et lโhistoire aurait pu en rester lร . Khamsouk enseigne le bouddhisme au monastรจre. Puis au dรฉbut de l’annรฉe 1996, le maรฎtre de Khamsouk dรฉcรจde. Claude Vincent revient ร Luang Prabang. Rรฉitรจre son offre. Khamsouk rรฉflรฉchit, et deux mois plus tard lui annonce : ยซC’est d’accord. Je veux bien devenir guide ยป. La rรฉponse est sans appel : ยซ Je viens te chercher demain ! ยป. Le lendemain, Claude dรฉbarque ร Luang Prabang accompagnรฉ dโun couple de voyageurs. ยซ Tu leur fais visiter ta ville, et tu me les ramรจnes ร Vientiane ยป, lรขche-t-il. Khamsouk nโa jamais pris lโavion, nโa jamais mis les pieds ร Vientiane. Mais le couple de voyageurs est trรจs gentil, prรฉvenant avec lui. ยซ Ne tโinquiรจte pas, on va sโoccuper de toi ! ยป. A lโarrivรฉe du vol Luang Prabang – Vientiane, Claude est lร , tout sourire, et lui demande comme on demande ร un client important : ยซ Vous avez fait bon voyage ? ยป.
Khamsouk a รฉtรฉ guide pendant quelques mois aux cรดtรฉs de Claude. ร cette รฉpoque, son agence est la plus grande agence francophone du pays et emploie une centaine de personnes.
L’attaque
11 septembre 1996. Sur la route nationale 13 menant de Vientiane ร Luang Prabang, Claude Vincent, Khamsouk et 4 collรจgues font route en minibus. Ils sont en repรฉrage : leur mission consiste ร rรฉpertorier de nouveaux trajets susceptibles d’รชtre proposรฉs aux voyageurs. Ils suivent la riviรจre Nam Song, surplombรฉe par d’immenses formations karstiques. Au nord de Vang Vieng, la route serpente entre les falaises, le paysage est somptueux.
Soudain, vers 11 heures du matin, un groupe armรฉ attaque le minibus : deux cent coups de feu sont tirรฉs. Claude Vincent reรงoit dix balles et meurt, comme trois de ses employรฉs. L’affaire fait du bruit jusqu’en France. ร l’รฉpoque, le quotidien Libรฉration attribue cette attaque ร un groupe de Hmongs anticommunistes, farouchement opposรฉs au gouvernement lao. Il y a deux survivants : Khamsouk et son collรจgue Khamla. Tous deux se cachent dans une conduite d’eau.
Khamsouk me confie : ยซ J’ai pensรฉ ร cet instant que je n’avais aucune chance de m’en sortir. Et je me suis rappelรฉ les enseignements de mon maรฎtre, qui m’avait toujours poussรฉ ร envisager les choses de faรงon positive et sereine. Je me suis dit que si c’รฉtait mon jour, j’รฉtais prรชt ร mourir en paix. ยป Au bout de quelques heures, ils sont secourus par des soldats.
Khamsouk, Bo et moi.
Khamsouk reste deux ans dans l’agence qui pรฉriclite, y rencontre Bo, un guide francophone formรฉ รฉgalement par Claude Vincent. Tous deux travaillent sans salaire pendant plusieurs mois. En 1999, ils s’associent pour crรฉer leur agence. Et 22 ans aprรจs la mort de Claude Vincent, je suis assis en face de Khamsouk. Il me raconte cette histoire extraordinaire avec un naturel et un dรฉtachement dรฉconcertants.
“Il y a ceux que lโon croise, que lโon connaรฎt ร peine, qui vous disent un mot, une phrase, vous accordent une minute, une demi-heure et changent le cours de votre vie.” Victor Hugo
Romain Eliot. Luang Prabang, 25 mars 2018.
Co-fondateur de lโagence de voyage Terre des Andes, labellisรฉe tourisme รฉquitable et solidaire, Romain Eliot parcourt le monde pour organiser des voyages avec les reprรฉsentants locaux des pays quโil visite, en assurant une juste rรฉmunรฉration aux guides et aux familles dโaccueil.
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