« Charlie Hebdo » meurtri, c’est un peu de notre esprit frondeur qui est touché à la rédac’ du JT. Ici, nous ne pouvons nous résoudre à la seule peine, un média de solution 2.0 se doit d’aller de l’avant … Quelles réponses à apporter ? Comment définir le concept de liberté ? Autant d’interrogations qui sonnent telle une résistance. Et des réponses qui sortent parfois des sentiers battus.
Par Thomas Simonian, Séverine Sarrat avec le concours de P.Motta
Controverse. La philosophe franco-américaine Marie Nassiet enseigne à Toulouse dans plusieurs établissements supérieurs. Elle délivre des cours non seulement de philosophie, mais aussi de culture générale et d’expression. L’actualité récente la questionne. Un point de vue lucide.
Marie Nassiet a «froid dans le dos» suite aux événements récents : « Si la plume et le crayon deviennent des armes de destruction massive, où va-t-on ? Tuer des hommes pour ce qu’ils ont écrit ou dessiné est une idée qui demande beaucoup de réflexion. » Si le drame est une réalité, la philosophe élargit le débat et pointe du doigt les deux bouts de la chaîne. Un discours peu conventionnel qui pose le débat : « Ces hommes qui dessinent ou écrivent ont-ils toujours vraiment la notion, la connaissance du public qu’ils vont toucher ? On peut dire et écrire beaucoup de choses, en rire, créer des polémiques … Mais on ne peut réellement savoir comment va se comporter celui qui réceptionne l’information. C’est toute la logique de l’émetteur et du récepteur. Avons-nous tous les capacités intellectuelles, la culture, la prise de recul suffisantes pour recevoir certains messages ? Tout le monde ne fait pas forcément la différence entre provocation et constatation, entre opinion et dérision. » Pour Marie Nassiet, l’affaire Charlie Hebdo est révélatrice de cette analyse : « Pour des jeunes qui sont en marge, il peut y avoir une incompréhension totale devant ces dessins. Il n’y a donc pas d’entendement entre les émetteurs et les récepteurs. » Il s’agit ici du « libre arbitre » cher à Descartes … Une société en crise est aussi une société qui manque de repères, avec notamment des jeunes générations qui n’ont plus de culture : « Dans la notion de culture, on comprend le langage, l’art, la religion et l’histoire … Reconnaissons avec lucidité que cette connaissance est aujourd’hui de plus en plus limitée. »
La une du dernier « Charlie Hebdo »
Marie Nassiet doute que le message pourtant « bienveillant », « Tout est pardonné », puisse être bien compris par tout le monde : « Beaucoup ne sont pas capables de décrypter l’autodérision, et vivront cette une comme une nouvelle provocation. Dans le mot « pardon » il y a une connotation confessionnelle très prononcée, c’est une démarche extrêmement douloureuse et exigeante. Pardonner c’est un acte libératoire donc dangereux. Selon la théorie freudienne, dans notre « ça » la rancœur et la violence ne disparaîtront pas. » Si vous demandez alors à la philosophe si elle est pessimiste, elle vous répond du tac au tac : « Je pense qu’il faut l’être car cela nous amène à la lucidité. »
La liberté d’expression, pas vraiment d’actualité
Le verbe est direct, et l’enseignante toulousaine de nous interpeller sur ce qu’est le concept de libre expression : « C’est un pléonasme magistral car s’exprimer c’est libérer quelque chose en nous. » Autre paradoxe relevé par Marie Nassiet, le fait que cette libre expression existe avant tout dans nos démocraties qui « ont pourtant des lois qui fixent des limites.» Une manière de dire que la liberté d’expression si défendue cette dernière semaine n’existerait finalement pas vraiment : « Elle est légitime sur le papier mais reste toujours délimitée dans la réalité. C’est d’ailleurs pour cela qu’est née rétrospectivement l’utopie soixante-huitarde basée sur le slogan « Il est interdit d’interdire. » C’était ainsi qu’avançait l’équipe de Charlie Hebdo … Dans l’idéal, l’horizon. Et nous avons besoin de cela pour réveiller de temps à autre nos consciences. » Vous l’aurez compris si Marie Nassiet comprend et soutient sur le fond le mouvement actuel, elle reste clairvoyante et discute donc le sens même du slogan « Je suis Charlie » : « Il ne faudrait pas que l’on se rende compte que nous avons assisté le week-end dernier à des rassemblements de citoyens perdus qui avaient besoin d’être ensemble pour se rassurer. Des citoyens qui ont peur de l’avenir, qui sont en manque de repères. » Marie Nassiet vient d’ouvrir le débat avec courage.
Table-ronde dans la rédac’ du JT avec Alexandre Martin (avocat), Jean-Marc Lucas (TLT), Gérard Soulier (conseiller de l’ordre du Grand Orient), Syl (caricaturiste du JT) et Philippe Motta (ex rédacteur en chef du Satiricon et éditorialiste du JT)
Introspection. La véritable cible des auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo reste la liberté d’expression. Le Journal Toulousain a choisi de réunir au sein de sa rédaction plusieurs personnalités toulousaines, concernées de près ou de loin, pour en parler, autour d’une table ronde.
Ecrire, dessiner, chroniquer, critiquer, caricaturer, interpeller ou tout simplement en parler, autant de termes qui aujourd’hui prennent une nouvelle dimension. La liberté d’expression est-elle en danger ? La question est posée. Tout d’abord, il convient de rappeler qu’il s’agit d’un droit stipulé dans les textes internationaux, tels la convention européenne des Droits de l’Homme (Article 10) ou encore le pacte des Nations Unies (Article 19) : « Ce principe supranational énonce le caractère universel de cette notion et, par voie de conséquence, induit la liberté de la presse », précise Alexandre Martin, avocat pénaliste toulousain. En France, la loi de 1881 fait état de la liberté d’expression et pose les limites « de la diffamation, de l’injure, de la provocation ou menace de crimes, de l’incitation au suicide et de l’atteinte à l’image et à la vie privée », commente-t-il. La législation européenne, elle, plus permissive, a condamné la France à plusieurs reprises pour atteinte à la liberté d’expression. Un comble… pourtant positif, puisque « cela signifie que notre pays est extrêmement libre ! » Alors oui, il y a bien eu une attaque, celle de la liberté d’expression, mais en aucun cas il ne s’agit d’une mise en danger de ce droit fondamental, pas plus que « lorsque Civitas avait pris d’assaut le Théâtre Garonne pour tenter de faire interdire la pièce « Golgota picnic » (voir encadré) », remarque Gérard Soulier, conseiller de l’Ordre du Grand Orient de France, convaincu que « seule la laïcité peut nous préserver de tout ça ! » Certains estiment que seule « la bien-pensance » aurait droit de cité, « mais la République, ce n’est pas ça ! » clame-t-il « mais plutôt les valeurs énoncées dans le triptyque Liberté, Egalité, Fraternité ! » L’attaque de Charlie Hebdo était dirigée vers ces trois fondements de la République, mais nous nous sommes rappelés que « la France est avant tout une communauté de citoyens ! » Pour preuve, les marches républicaines organisées un peu partout en France (120 000 personnes à Toulouse), qui ont réuni les Français sans considération de religions, d’origines, de tendances ou de classes sociales. « Les politiques sont redevenus de simples citoyens, mais attention, ils gardent tout de même une responsabilité, celle de garantir les fondamentaux de la République ! » n’oublie pas Gérard Soulier qui prône la tolérance mutuelle et une liberté de conscience absolue.
“S’autocensurer par peur des représailles”
La conscience, en voilà une question, que ne manque pas de se poser Syl, caricaturiste du JT : « Aujourd’hui c’est peut-être elle qui nous dicte ou pas de nous autocensurer par peur des représailles, quelles qu’elles soient.» Car au-delà du drame survenu à Charlie Hebdo, il y a plusieurs manières de s’en prendre à la presse, notamment via le levier économique. Nul n’est sans savoir que les medias affichent un modèle économique essentiellement fondé sur les recettes publicitaires et les mécènes ; il suffit alors de tarir la source pour mettre en péril un support. Certes plus discret qu’un attentat mais tout aussi destructeur. « Même les « Guignols de l’info » réputés pour leur liberté de ton n’iront pas jusqu’à critiquer ceux qui les rémunèrent », souligne Jean-Marc Lucas, chef d’édition à TLT. Cette autocensure, lancinante, est confessée par nombre de journalistes. Ainsi, comme le souligne notre éditorialiste Philippe Motta (qui fut l’une des plumes du Satiricon), « nous n’utilisons plus cette liberté d’expression, pourtant louée, mais que peut-on faire ? » Anticiper les représailles ? « Quand Kader Arif est cité dans une enquête sur les soupçons de favoritisme des appels d’offres de la Région, nous sommes bien obligés de l’évoquer, mais nous le faisons à travers différents points de vue pour nous prémunir de toute attaque. Nous pouvons également interroger Dieudonné mais nous précisons que ses propos n’engagent que lui », rappelle Jean-Marc Lucas. Effectivement, les avocats spécialisés en droit des médias ont de beaux jours devant eux, semble-t-il. « Mais l’on s’aperçoit que si les procès contre la presse sont nombreux, les condamnations le sont moins », constate Alexandre Martin, ce qui permet d’affirmer que la liberté d’expression n’est pas menacée. Pourtant le pluralisme de la presse est essentiel car il garantit la démocratie comme le rappelle Alexandre Martin. Voir l’arrêt rendu par la Cour européenne des Droits de l’Homme, dans le procès Sunday Times contre Royaume Uni, où la Cour estime que « la presse joue un rôle indispensable de chien de garde, » considérant que « la liberté de la presse fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants. » Alors beaucoup de représentants des pouvoirs publics se pressent aujourd’hui pour défendre cette liberté d’expression et de la presse… excepté lorsqu’elle s’attaque à eux. « Nous assistons à une schizophrénie de nos concitoyens qui hurlent l’utilité de la presse mais qui n’achètent plus de journaux payants », rajoute Gérard Soulier, « menant à la disparition insidieuse des articles de fonds au profit des informations brèves et rapides » comme le souligne Syl, qui s’interroge : « Oui, avec internet notamment, les supports d’expression sont de plus en plus nombreux, la quantité est là mais que fait-on de la qualité ? »
« Apprenons à nos enfants à lire et analyser l’information, éduquons les jeunes à la liberté d’expression pour annihiler les obscurantismes divers, apprenons-leur l’Histoire pour qu’ils n’oublient pas, élevons-nous contre l’individualisme pour que les affiches n’arborent plus ce « Je suis Charlie » pathologique et portons la notion de collectif », ce sont-là, les quelques réflexions qui, pour nos invités, permettront de ne plus revivre un 7 janvier 2015. Mais, comme le conclut Philippe Motta, « tout cela n’est qu’un problème de riches, car nous avons encore les moyens d’en parler… »
Plume. Jean-Jacques Rouch, retraité de « La Dépêche du Midi », est une figure du journalisme toulousain. Pour lui, le doute n’est pas permis, les terroristes ont attaqué la liberté d’expression.
Meurtri, Jean-Jacques Rouch l’est assurément. « En touchant Charlie, on a atteint la presse, une certaine vision de la liberté à la française, et par voie de conséquence la laïcité », entame le journaliste. « Ils ont attaqué ce que symbolise Charlie Hebdo. Ce journal suit la logique de Voltaire … Etre capable de déranger les idées acquises et le confort des certitudes », souligne la plume toulousaine avant de pointer du doigt la classe politique : « Ce que l’on peut regretter dans ce pays, c’est que nos élites et élus pèchent justement par certitude … Ce qui entraîne une fainéantise de l’esprit. » L’une des conséquences de l’attentat envers Charlie Hebdo pourrait être une autocensure des rédactions, par peur de représailles. Jean-Jacques n’ose y croire : « Je suis peut-être trop optimiste, mais je ne le crois pas. On ne peut pas célébrer la liberté de Charlie Hebdo et commencer à se mettre dans l’automutilation. Je pense que tout ça va entraîner une aspiration vers davantage de liberté dans l’expression. Rappelons-nous qu’il y a 100 ans Jaurès fut assassiné. Les types voulaient tuer une voix, une plume, au final il n’en a rien été … 100 ans plus tard rebelote avec Cabu, Wolinski et les autres. Le combat continue, mais avec une véritable incarnation de la liberté. Il ne faudra pas trahir l’esprit de Charlie Hebdo après être allé manifester … Le désir de liberté a été conforté ces derniers jours. » Preuve de l’optimisme de Jean-Jacques Rouch, sa réaction suite aux manifestations impressionnantes qui se sont déroulées sur tout le territoire ces derniers jours : « On y a entendu des applaudissements et la marseillaise, ça me va très bien. »
Les plus :
L’affaire des crocodiles ou comment se faire croquer
Pour cause « d’images trop crues et de vulgarité de certaines planches », une élue de la mairie de Toulouse a demandé l’annulation de l’exposition « Projet crocodile » de Thomas Mathieu qui devait avoir lieu en novembre dernier, au Square de Gaulle. L’auteur des dessins incriminés y dénonçait les violences faites aux femmes en représentant les hommes sous forme de crocodiles, le sexe opposé devenant leur proie. Le projet, passé devant la commission cohésion sociale de Toulouse Métropole, sera enterré un mois plus tard. Les élus socialistes ont immédiatement crié à la censure mais rien à faire, la décision était irrévocable. Ici, ce n’est donc pas le message qui n’a pas été accepté mais le moyen de le faire passer. L’auteur bruxellois explique pourtant que ses dessins ne sortent pas de son imagination mais sont le fruit de témoignages. Thomas Mathieu confirme en tout cas ne pas être un extrémiste, simplement il a souhaité représenter la réalité telle qu’elle est, si traumatisante qu’elle puisse être.
« Golgota picnic », une pièce qui a coûté cher au Théâtre Garonne
C’est en programmant « Golgota picnic » de Rodrigo Garcia, en novembre 2011, que le Théâtre Garonne s’est attiré les foudres de certaines organisations chrétiennes, hurlant au blasphème. Cette pièce dépeint la société occidentale consumériste et individualiste dans laquelle apparaît la figure de Jésus. Il y fait l’objet de propos provoquant et termine crucifié, des billets de banques remplissant ses plaies. « Décalées et drôles » pour certains, ces scènes ont choqué les ultra catholiques . 150 d’entre eux s’étaient réunis devant le théâtre toulousain qui avait fait le pari d’accueillir la première représentation, pour y manifester leur mécontentement et tenter de faire annuler la programmation, mais en vain. Cette œuvre provocante avait ensuite était jouée au Théâtre du Grand Rond à Paris, ce dernier subissant les mêmes mobilisations, notamment organisées par l’institut Civitas.
Voltaire best-seller
Roué, étranglé et brûlé , accusé de l’assassinat de son fils, le protestant Jean Calas meurt Place Saint-Georges à Toulouse, le 10 mars 1762. Il doit en partie son destin à l’obstination d’un Capitoul, David de Beaudrigue, qui s’était fait fort d’obtenir sa condamnation, au nom de l’Eglise. Saisi de l’affaire, Voltaire publie « Traité sur la tolérance », un an plus tard. Le procès est révisé, Calas innocenté.
Depuis les attentats, cet essai s’est vendu à 120.000 exemplaires (2 € en poche), mieux que le dernier Houellebecq.
Commentaires