[J’écris à…] Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur
EXPEDITEUR
Sylviane Baudois
Présidente de l’Association des Journalistes de Toulouse et de Midi-Pyrénées.
A travaillé comme journaliste à « La Tribune », Milan-Presse, « Tout Toulouse », « Le Monde » et comme enseignante du parcours Journalisme de Sciences-Po Toulouse. Actuellement, journaliste indépendante.
DESTINATAIRE
Bernard Cazeneuve
Il a été nommé ministre de l’Intérieur en avril 2014.
Note de l’auteure : Cette lettre s’adresse tout autant à Christiane Taubira, ministre de la Justice, à Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, co-présentateurs du projet de loi ou encore à Manuel Valls, Premier ministre, à François Hollande, président de la République, à ce titre garant du respect de la Constitution ou bien à Big Brother, qui menace de plus en plus la première partie de notre trilogie républicaine Liberté, Egalité, Fraternité.
“Il y a deux mois, les attentats contre « Charlie Hebdo » et le supermarché cacher de la porte de Vincennes ont remis au premier plan la lutte antiterroriste.
En tant que citoyens, nous demandons à l’Etat de nous protéger. Et, comme bien souvent, en réaction immédiate à une émotion légitime, nos gouvernants proposent un nouveau texte : le projet de loi sur le renseignement, actuellement examiné par les députés.
Mais le citoyen désireux de s’informer et ayant la curiosité de lire le texte s’aperçoit qu’il ne concerne pas seulement la prévention du terrorisme, la lutte contre la criminalité organisée, la sécurité nationale et internationale mais également la protection des intérêts économiques et « la prévention des violences collectives de nature à porter atteinte à la paix publique », c’est-à-dire les mouvements sociaux et les mouvements citoyens.
Le citoyen, devenu plus curieux, s’aperçoit vite que ce qui était illégal jusque-là devient légal. Les décisions de mise sous surveillance et de recueil de renseignements, auparavant prises par un juge, pourront être autorisées par le Premier ministre après avis d’un nouvel organisme, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Un avis non impératif. Cela signifie que l’exécutif sera son propre contrôleur, même si le Conseil d’Etat pourra être saisi par une personne faisant l’objet de telles procédures ou par le CNCTR.
Le citoyen est d’accord sur l’utilité de pouvoir recueillir des informations sur la préparation d’attentats ou sur la grande criminalité, de pouvoir fermer les sites faisant l’apologie du terrorisme ou de la pédo-pornographie. Mais, devenu méfiant, il ne comprend pas pourquoi il faut pour cela donner au Premier ministre plutôt qu’aux juges la décision et le contrôle sur les demandes de renseignements. Il ne comprend pas pourquoi par simple décision administrative, il pourra être surveillé et pourquoi sa présomption d’innocence ne sera plus garantie.
Le citoyen, qui commence à être inquiet, se rend compte qu’il n’aura bientôt plus de vie privée avec les outils prévus par la loi sur le renseignement : micros, caméras, simili antennes-relai (IMSI-catchers) captant les téléphones portables, logiciels permettant de savoir ce qui est tapé sur un ordinateur, boîtes noires récupérant directement les données de connection chez les fournisseurs d’accès à internet, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche ou les gros sites. Et le citoyen se demande si d’autres dispositions moins liberticides n’auraient pas été aussi efficaces que ce projet de loi.
“les journalistes risquent de déclencher la surveillance injustifiée du gouvernement”
De nombreux magistrats préconisent par exemple une extension des pouvoirs du Juge des Libertés et de la Détention (JLD), qui peut déjà autoriser des perquisitions en dehors des heures légales en matière de terrorisme et de criminalité et accorder des prolongations de garde à vue ; ils demandent une centralisation accrue vers le parquet anti-terroriste. Par ailleurs, presque unanimement, magistrats, policiers et professionnels du renseignement insistent sur le fait que ce sont les ressources en personnel qui manquent surtout. C’est ainsi que la surveillance des frères Kouachi, identifiés comme proches du djihadisme, n’a pu être poursuivie.
Enfin, le citoyen et le journaliste constatent que la liberté de la presse est clairement menacée. La protection des sources des journalistes, déjà imparfaite, ne sera plus garantie, rendant difficile, sinon impossible de mener des enquêtes sur des sujets d’intérêt public. Les lanceurs d’alerte seront encore plus exposés. On a vu les conséquences du Patriot Act aux Etats-Unis. Le sujet y est très sensible et à propos de ce projet de loi, un récent éditorial du « New York Times » dénonce un futur « Etat de surveillance » en France, avec une loi « qui fait potentiellement de chaque citoyen une cible à surveiller » ; il souligne que « les journalistes risquent de déclencher la surveillance injustifiée du gouvernement tout simplement en faisant des recherches nécessaires à leurs enquêtes ».
Dans de nombreux pays, des textes similaires sont utilisés pour surveiller et persécuter les opposants et pour limiter la liberté d’expression et de la presse. Notre République et notre démocratie sont-elles au-delà de tout soupçon ?”