Au-delà du simple registre de la souffrance exprimée de manière chaotique, certains chercheurs et intellectuels voient dans le mouvement des Gilets jaunes une vraie réflexion politique. Et décrivent une mobilisation à la fois inédite et symptomatique de l’époque.
« Hétéroclite », « disparate », « non structuré »… Les mots utilisés pour décrire la mobilisation des Gilets jaunes témoignent du malaise produit par ce mouvement inédit. « Nous avons observé de nombreux discours théoriques, qui ne rendaient pas compte de la complexité de la situation », explique Nikos Smyrnaios, chercheur au sein du Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (Lerass), basé à Toulouse.
Lui et trois de ses collègues ont analysé plus de 700 articles de la presse quotidienne nationale, des milliers de tweets, de posts et de commentaires de groupes Facebook et la pétition des Gilets jaunes, à l’aide du logiciel Iramuteq, élaboré au Lerass. « Dans un premier temps, les Gilets jaunes ont été présentés grossièrement comme de simples automobilistes en colère, indifférents aux questions environnementales », rapporte le coauteur de ces travaux. Ces derniers révèlent au contraire un phénomène moins hétérogène et moins hermétique aux enjeux de société décrit initialement. « Il existe clairement un fond commun qui repose sur trois piliers : l’injustice fiscale et l’inégalité sociale, le manque de démocratie représentative et la détestation d’Emmanuel Macron », poursuit le chercheur.
De réelles revendications donc, mais dont la lecture a été perturbée par le besoin de donner une couleur politique au mouvement. « Toutes les facettes de la société se retrouvent dans cette révolte, à commencer par ces catégories populaires qui sont les grandes oubliées de 40 années de politiques néolibérales », assure Geneviève Azam, économiste et membre de l’ONG Attac France. En torpillant les corps intermédiaires et le traditionnel clivage gauche/droite, Emmanuel Macron aurait ainsi cruellement mis en évidence la véritable fracture, entre gagnants et perdants du capitalisme.
« Tout faire pour que cela bascule vers une vraie transformation du système »
Jusque dans sa forme, le mouvement des Gilets jaunes ne ressemble à aucun autre. « La violence y est proportionnelle au niveau de détresse. Mais surtout, sur les ronds-points, se recrée une certaine socialité. C’est un mouvement intelligent qui s’attaque aux symboles de l’hypermobilité », analyse Nikos Smyrnaios. Loin de Mai 68 et de son plein-emploi, les Gilets jaunes sont ancrés dans le monde de l’après-crise de 2008. « Nous pouvons voir dans la volonté de promouvoir la justice sociale un fond progressiste qui inscrit cet épisode dans la lignée des Indignés en Espagne ou des mouvements Occupy aux États-Unis. Avec une différence importante d’ordre sociologique. Dans la rue, ce ne sont plus seulement de jeunes urbains dotés d’un haut degré de politisation », estime l’économiste.
D’ailleurs, le refus des Gilets jaunes de désigner des représentants et la revendication acharnée de leur apolitisme appuient le caractère inédit du mouvement. « Cette peur légitime de la récupération n’évitera pas, à un moment donné, la question de la structuration. Car, dans le rejet du libéralisme, il existe plusieurs options. Il faut tout faire pour que cela bascule vers une vraie transformation du système qui nous conduit dans le mur », espère Geneviève Azam.
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