Le développement technologique est énergivore et épuise nos ressources. C’est pourquoi les défenseurs de la low tech prônent une production et un usage des technologies raisonnées et raisonnables dans un monde en décroissance. L’un d’entre eux, Philippe Bihouix, ingénieur — spécialiste de la finitude des ressources — et auteur du livre “L’Âge des low-tech” (Éditions du Seuil), revient sur cette notion.
© Hermance TriayPhilippe Bihouix, croyez-vous à la théorie de l’effondrement ?
Je pense que la société dans laquelle nous vivons, le système économique dans lequel nous évoluons n’est pas soutenable à long terme. Car, si nous continuons à réaliser 2 % de croissance par an, cela signifie que nous doublerions le PIB tous les 37 ans, que nous le multiplierions par 7 en un siècle, et par 390 millions en un millénaire. Certains prétendent pouvoir assurer cette croissance tout en émettant moins de gaz à effet de serre, en prélevant moins de ressources, en générant moins de pollution. Personnellement, je n’y crois pas. Cette civilisation-là n’est techniquement pas soutenable. À un moment donné, ces courbes exponentielles ne pourront plus augmenter et s’installeront des mécanismes de retournement.
Pourtant, les politiques publiques actuelles ont tendance à miser sur la croissance verte. Vous estimez que c’est une erreur ?
Effectivement, je ne pense pas que la croissance verte soit la solution. Derrière cette dénomination, il y a la logique de développement technologique, de dispositifs qui pourront réduire les pollutions. Mais pour produire ces dispositifs, nous consommons des ressources rares, qui sont souvent très difficiles à recycler correctement.
La croissance verte induit également des effets systémiques. Nous avons l’impression de régler un problème d’un côté de la planète, mais peut-être cela en crée-t-il un autre ailleurs. Il existe donc de mauvaises solutions environnementales. Prenons l’exemple d’une voiture électrique : si elle émet très peu de gaz à effet de serre à l’usage, mais qu’elle pèse deux tonnes et que ses batteries ont été fabriquées en Pologne ou en Chine, elle sera finalement sans doute plus nocive qu’une petite voiture diesel. De la même manière, on nous présente aujourd’hui les véhicules autonomes comme l’avenir du transport propre… Encore faudrait-il qu’ils ne génèrent pas une quantité astronomique de données numériques qu’il faudra stocker dans des centres de données très énergivores. Pour qu’une alternative soit crédible, il convient de s’assurer qu’elle ne déplace pas le problème.
Enfin, les promesses de la croissance verte ne pourront pas être tenues à cause du phénomène d’effet rebond. L’Histoire nous montre que, à chaque fois que nous avons mis au point de nouvelles technologies plus efficaces, plus économes en énergie ou en ressources, nous n’avons pas fait les économies escomptées, parce que nous avons augmenté les volumes de production. Par exemple, les lignes à grande vitesse (LGV) ne réduisent pas forcément le trafic aérien, mais provoquent une augmentation des transports.
Vous prenez donc le contre-pied de cette croissance verte, pour prôner la low-tech. De quoi s’agit-il ?
C’est une démarche qui a pour but de réduire notre impact environnemental avec un usage intelligent de nos savoirs techniques. Elle vise à freiner cette course en avant technologique pour prôner la sobriété intelligente, le techno-discernement. Sans parler de revenir à la bougie, il s’agit de nous interroger sur nos besoins réels. Chez le dentiste, la technologie est plutôt intéressante. Pour concevoir un réfrigérateur qui peut faire les courses tout seul, peut-être pas. La low-tech tient en trois interrogations :
Pourquoi produire ? Cette question permet en premier lieu de moins consommer de ressources, d’énergie et de provoquer moins de pollution. Avant même d’abandonner la voiture et d’enfourcher un vélo, ne pourrions-nous pas fabriquer des automobiles plus petites, qui seraient certes moins performantes, mais qui assureraient 95 % des besoins et consommeraient bien moins qu’une voiture moyenne d’aujourd’hui…
Que produit-on ? C’est la logique d’écoconception avec des objets plus durables, modulaires, réparables, qui consomment le moins de ressources possible et qui sont plus faciles à démonter en fin de vie.
Comment produit-on ? Là se situe l’arbitrage entre les ressources d’une part et le travail humain d’autre part. Le système économique dans lequel nous vivons a une lourde tendance à privilégier la machine à l’Homme. Mais à chaque fois que l’on remplace le travail humain par un robot ou un logiciel, on consomme irrémédiablement des ressources. Alors, entre le fauchage des champs à la main et la machinisation à tout-va de nos vies, trouvons un juste milieu.
En quoi l’utilisation la low-tech constitue-t-elle une arme contre le réchauffement climatique ?
Elle ne pourra pas enrayer le phénomène de réchauffement climatique. Le coup est déjà parti ! La principale dimension de la low-tech est sans doute celle de la résilience. Car, plus vous dépendez d’un système high-tech, et plus vous êtes prisonnier d’un fonctionnement mondialisé. Les défenseurs de la low-tech estiment que la smartcity (ville utilisant les technologies de l’information et de la communication pour améliorer la qualité des services urbains) n’est pas la ville de demain. Que penser d’une ville dont les flux et le fonctionnement seraient gérés par des multinationales californiennes, avec des données hébergées dans des data centers basés au Groenland, des capteurs fabriqués en Asie du Sud-Est avec des matières premières issues de 40 pays différents ? La low-tech prône l’inverse : entrevoir une vie plus sobre, qui fonctionne grâce à l’intelligence de l’humanité en s’affranchissant le plus possible d’un système mondialisé et de technologies asservissantes. Et ce, dans tous les domaines. Le but étant d’imaginer ce que pourrait être un système technique dans un monde en décroissance.
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